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Un visage des plus remarquables
Comme on peut s’y attendre de la part d’un groupe qui comprend 99% des poissons connus et près d’une espèce de vertébrés sur trois, les poissons à rayons épineux sont incroyablement diversifiés. Cependant, même parmi ces plans corporels et ces modes de vie incroyablement variés, les poissons plats se distinguent comme étant singulièrement inhabituels.
Les poissons plats, qui comprennent de nombreux poissons de consommation familiers comme la sole, la plie et le flétan, se définissent par une adaptation bizarre : une profonde asymétrie crânienne résultant de la migration d’un œil vers le côté opposé du crâne pendant la métamorphose larvaire ; ou, en termes plus simples, ils ont les deux yeux d’un côté de la tête.
Cette re-sculpture extrême de leur crâne permet aux poissons plats adultes de se reposer sur le fond marin sur leur côté « aveugle » sans yeux, les deux yeux pointant vers le haut (vers les prédateurs ou les proies potentiels) sans être obstrués par les sédiments. Cette adaptation inhabituelle a manifestement réussi aux poissons plats, dont il existe actuellement plus de 700 espèces.
Une adaptation pas si unique que ça ?
Les poissons plats peuvent être divisés en deux groupes : les trois espèces de turbots épineux qui composent la famille des Psettodidae, et le sous-ordre des Pleuronectoidei, beaucoup plus vaste. Sans surprise, les biologistes des poissons ont longtemps supposé que les deux groupes de poissons plats ont évolué à partir d’un seul ancêtre commun ; il est difficile d’imaginer qu’une adaptation aussi bizarre ait évolué plusieurs fois.
Récemment cependant, cette hypothèse de bon sens a été attaquée. Plusieurs études ont trouvé un soutien pour l’adaptation distincte des poissons plats ayant évolué à deux occasions distinctes. Le plan corporel des poissons plats n’est-il pas aussi unique qu’il n’y paraît ?
Difficile à dire, a été la réponse honnête jusqu’à présent. S’il ne fait guère de doute que les poissons plats appartiennent au groupe de poissons plus large des carangimorpharia (qui comprend également les marlins, les espadons et les rémoras), les relations évolutives exactes au sein de ce groupe sont incertaines. Huit études phylogénétiques récentes menées sur les carangimorphes ont produit huit arbres évolutifs différents, dont certains soutiennent une origine unique pour les poissons plats, d’autres des origines multiples (voir figure).
Résoudre la question
Une nouvelle étude, menée par une équipe de chercheurs dirigée par Matt Friedman de l’Université d’Oxford et récemment publiée dans BMC Evolutionary Biology, vise à résoudre ces questions. En utilisant les progrès récents de la phylogénomique et du séquençage d’ADN à haut débit, ils ont assemblé un ensemble de données d’éléments d’ADN ultraconservés (UCE) et leurs séquences flanquantes à partir de plus de 1000 loci chez 45 espèces carangimorphes différentes.
Les UCE sont, comme leur nom l’indique, des parties du génome qui sont identiques chez des espèces éloignées ; par exemple, de nombreux poissons partagent certains UCE avec les humains. Elles ont été de plus en plus utilisées dans les études évolutives ces dernières années, ayant démontré un potentiel considérable pour résoudre des relations évolutives obscures (y compris chez les poissons à nageoires rayonnées) en raison du simple volume de données génétiques qui peut être produit efficacement.
Les UCE semblent avoir réussi à démêler ce problème délicat également. L’arbre évolutif produit à partir de l’ensemble de données des chercheurs est statistiquement bien étayé et reste robuste quel que soit le cadre analytique appliqué (une considération importante dans ce type de recherche, étant donné que les différents cadres impliqueront toujours certaines hypothèses). Il est important de noter que cet arbre soutient fortement une origine évolutive unique pour les poissons plats. Il semble que cette nouveauté évolutive soit vraiment unique.
L’évolution en un clin d’œil
La nouvelle recherche fournit également une raison expliquant pourquoi il a été si difficile de cerner l’évolution des poissons plats ; elle s’est produite incroyablement rapidement. Les chercheurs pensent que le plan corporel des poissons plats, avec une migration orbitale complète des yeux, a évolué en pas plus de 2,9 millions d’années.
Bien que ce soit une longue période selon les normes humaines, c’est remarquablement rapide en termes d’évolution. Les plans corporels distincts des poissons plats apparentés comme le poisson-lune et le poisson-ballon ont mis 2 à 3 fois plus de temps que cela à évoluer, tandis que nous pouvons également comparer le temps qu’il a fallu aux humains anatomiquement modernes pour évoluer (environ 7 millions d’années) ou aux baleines pour développer leur plan corporel (environ 20 millions d’années). En effet, quelques millions d’années est la même quantité de temps estimée pour la diversification de certaines radiations de poissons cichlidés dans les lacs africains, longtemps considérée comme un exemple prééminent d’évolution « explosive ».
Les poissons plats semblent alors être emblématiques d’un problème commun dans la reconstruction des histoires évolutives des lignées à évolution rapide. Lorsque l’évolution se déplace aussi rapidement, elle laisse moins de » preuves » derrière elle, sous la forme d’autres changements génétiques qui permettent de déterminer les relations au sein d’une lignée. L’utilisation de grands ensembles de données, comme ceux fournis par le séquençage à haut débit des UCE, devient nécessaire dans de tels cas pour démêler les relations évolutives.
Les poissons plats, alors, sont doublement remarquables. Leur morphologie incroyablement distincte est en effet une adaptation unique qui n’a évolué qu’une seule fois. Nous nous rendons compte aujourd’hui qu’ils sont également remarquables pour avoir subi des changements aussi radicaux en rien de plus qu’un clignement d’œil évolutif.