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La plus belle Ophélie : La dualité de la féminité dans le Hamlet de Shakespeare

Emma McGrory
Emma McGrory

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Mar 7, 2016 – 11 min lu

Par l’utilisation de l’ambiguïté dans l’intrigue d’Hamlet, Shakespeare amène le public dans l’action de la pièce, permettant à sa signification et à son importance de changer avec chaque perception variée. Pendant des siècles, les spectateurs de la pièce (lecteurs, acteurs, metteurs en scène, artistes et critiques) ont utilisé l’ambiguïté de chaque ligne d’Hamlet pour créer un millier d’interprétations du texte, et pourtant, dans le cas d’Ophélie, ils semblent manquer d’imagination, la présentant toujours soit comme le summum de l’innocence, soit comme une figure de péché rusée. À travers ces interprétations, le personnage d’Ophélie exprime la dualité de la perception sociétale des femmes et de la féminité, qui est ensuite utilisée pour la rejeter et son importance dans la pièce.

Dans la société, de l’époque de Shakespeare à l’ère moderne, les femmes sont soit des saintes vierges innocentes, soit des pécheresses détestables, et le facteur décisif est presque toujours le sexe. La sexualité, qu’elle soit absente ou abondante, est devenue synonyme de féminité dans la société, à un point tel qu’elle n’a jamais été synonyme de masculinité. Ophélie est devenue l’image de la féminité, le plus souvent sous les traits d’une servante fragile et impuissante, dont les paroles se limitent à « J’obéirai, mon seigneur » (I.III.19) et rarement sous ceux d’une femme maîtresse de ses choix et de son agenda, et elle en est venue à incarner cette dichotomie vierge/méchant. Uniquement vulnérable à la définition par les autres, le personnage d’Ophélie est l’épitomé de l’ambiguïté shakespearienne, définie d’abord par les personnages masculins de la pièce et ensuite par le public de la pièce, mais jamais dotée d’une signification définitive par elle-même.

La vision dominante d’Ophélie la dépeint comme une douce vierge, enfantine dans son innocence, ce qui permet au public de l’infantiliser et de l’ignorer. Polonius la supplie de  » penser à un bébé / Qui ta’en ces offres pour un vrai salaire / Qui ne sont pas sterling  » (I.III.18), la reléguant à la position d’une jeune fille idiote qui ne sait rien de l’amour ou de la vie et doit abandonner son autonomie à son père et à son frère. Polonius et Laertes exercent tous deux un contrôle sur la sexualité d’Ophélie, la mettant en garde contre les dangers de perdre sa virginité, qui, pour une femme célibataire de l’époque d’Ophélie, étaient bien réels. Cependant, le père et le frère s’efforcent tous deux de garder Ophélie non mariée et sous leur contrôle, en la soumettant à l’image qu’ils souhaitent lui donner. Pour Laertes, elle est « une tranche de « perfection » féminine dont il peut légiférer la chasteté et dans la mémoire de laquelle il peut prouver sa virilité » tandis que pour Polonius, elle représente « un « bébé » perpétuel qu’il doit continuer à « enseigner » » (Dane 410). (Dane 410) Les spectateurs de la pièce ne sont pas moins coupables de transformer Ophélie en l’image qu’ils jugent la plus appropriée. Le plus souvent, ils choisissent la jeune fille sans scrupules, sous l’emprise des hommes qui l’entourent, « le parangon de l’innocence, de l’amour et de la tragédie imméritée, pas très intelligente peut-être, mais si douce ! (Madriaga 173). Conformément à ce point de vue, les répliques suggérant l’intelligence d’Ophélie sont négligées et balayées. Prenons, par exemple, la réponse d’Ophélie à l’avertissement de Laertes :

« Mais, bon mon frère,
Ne me montrez pas, comme le font certains pasteurs peu gracieux,
le chemin escarpé et épineux qui mène au ciel,
alors que, tel un libertin bouffi et imprudent,
il foule lui-même le sentier des primevères de la badinage,
et ne reconnaît pas son propre rachat » (I.III.16.)

Ici, Ophélie dénonce clairement l’hypocrisie de Laertes – et de la société – concernant la virginité des femmes par rapport aux hommes. Laertes, comme tous les hommes, peut fouler  » le sentier des primeurs du badinage  » tandis qu’Ophélie et ses congénères sont résignées au  » chemin escarpé et épineux  » – une analyse sociale importante qui pointe vers une intelligence au moins marginale chez Ophélie, mais qui est presque toujours écartée par les spectateurs qui la considèrent comme une enfant incapable de pensées aussi lourdes.

Certains critiques choisissent de lire Ophélie non pas comme une vierge innocente mais comme une prostituée complice, ce qui lui permet d’avoir de l’esprit et une autonomie mesurée, mais aucune de la  » douceur  » attribuée à une lecture virginale de son personnage. Les partisans de cette vision d’Ophélie citent d’abord le commentaire d’Hamlet à son égard dans la scène du couvent : « Je dis, nous n’aurons plus de mariages !… Va au couvent. » (III.I.55). Évoquant la signification désuète (bien que moderne à l’époque de Shakespeare) du mot  » mariage  » comme  » union sexuelle  » pour prouver qu’Ophélie n’est pas vierge, les critiques affirment que Hamlet pousse Ophélie à se rendre dans un couvent qui n’est pas saint, utilisant le mot comme  » un terme familier pour une maison de mauvaise réputation  » (Wilson 159). Hamlet, voyant le rôle qu’elle joue dans le complot des « espions légitimes » (dans cette lecture, elle est volontaire et n’est pas contrainte par son père ou le roi), se rend compte qu’elle n’est pas la douce innocente qu’il croyait, mais une femme intrigante dont la seule place est à l’écart de la société. Cette Ophélie est dépeinte comme « une flirteuse ; une fille rapide comme à la cour d’Elisabeth était la règle plutôt que l’exception : une fille dont le modèle était Anne Boleyn, la jeune beauté qui monta sur le trône en passant par la chambre du roi » (Madriaga 175). En tant que vierge, Ophélie est une pauvre malheureuse manipulée par son père pour servir ses objectifs politiques ; sinon, elle est une intrigante qui manipule le bon prince dans l’espoir d’obtenir elle-même une couronne. Cette seconde vision permet à Ophélie d’avoir plus d’autonomie qu’un pion, et même un contrôle mesuré sur les hommes qui l’entourent, mais elle la condamne aussi. L’Ophélie virginale n’est qu' »un écran sur lequel les hommes peuvent projeter leurs fantasmes » (Dane 411), alors qu’une Ophélie sexuelle est un fantasme beaucoup moins docile ; enlevez-lui sa chasteté et Ophélie peut utiliser la seule arme permise aux femmes de son époque – l’attrait sexuel – pour obtenir un modeste contrôle sur les hommes et sur sa vie. Polonius et Laertes, conscients de cette capacité, tentent de garder la sexualité d’Ophélie soigneusement sous leur contrôle, la gardant à son tour sous leur coupe. Comme Hamlet, ils craignent, comme beaucoup d’hommes, une femme qui contrôle sa propre sexualité, et c’est pourquoi une lecture non-virginale d’Ophélie la présente comme « non pas une personne… simplement un spectre de peurs psychiques… une putain fourbe… une bête sexuellement corrompue… une fosse sombre pour les pécheurs reproducteurs » (Dane 409). C’est ici que la double perception de la féminité est la plus évidente : les filles, lorsqu’elles sont enfants, sont innocentes et douces, mais dès qu’une femme n’est plus une servante, elle est vilipendée. Bien qu’Ophélie obtienne une agence limitée dans cette lecture, elle ne lui est accordée que pour la condamner davantage ; elle est rejetée comme une pécheresse et la gravité de ses actions est éclipsée.

Bien que la représentation d’Ophélie en tant que servante ou en tant que pouffiasse soit divergente, elle converge sur un aspect : toutes deux la retirent de l’action de la pièce et la placent sous le pouvoir des hommes qui l’entourent. Ceux qui lisent Ophélie comme une traîtresse traître rejettent souvent sa folie comme une juste punition pour sa promiscuité ou sa duplicité, ce qui est doublement problématique en ce que cela suppose que la promiscuité doit être punie et en ce que cela ignore complètement la solennité de sa condition. De même, en la traitant comme une servante en mal d’amour, trop faible pour survivre à la perte de son père et de son intérêt romantique, le public ne tient pas compte de la manipulation émotionnelle et des abus subis par Ophélie aux mains de ces hommes. Complètement circonscrite par les hommes qui l’entourent et constamment sous leur contrôle, Ophélie n’a pas la possibilité de développer un moi authentique ; « Avec son identité toujours construite en référence à un autre, Ophélie n’est, par essence, rien, un chiffre vide qui attend qu’on lui insuffle… un sens » (Dane 410). Après la mort de Polonius, Laertes et Hamlet étant partis à l’étranger, Ophélie se retrouve sans le père, le frère et l’amant qui lui ont si longtemps dit qui et comment être, prise entre leurs définitions contradictoires d’elle, et confrontée à l’écrasante capacité de s' »insuffler » son propre sens, elle devient folle. Lire cette folie comme le résultat d’une faiblesse serait une erreur, car Ophélie est  » rendue puissante par sa propre folie  » (Hunt 15). Ce n’est qu’une fois qu’elle est folle qu’Ophélie trouve la capacité de s’élever contre les injustices qui lui sont faites et qui sont faites à ceux qui l’entourent. Elle inflige son jugement d’une manière à la fois féminine et cinglante par le biais de ses chansons de crèche et de ses fleurs chargées de métaphores. Mais l’Ophélie la plus subversive, et la plus consciente, est aussi l’Ophélie la plus ignorée.

Le message clair qu’Ophélie entend envoyer avec ses rimes et ses fleurs est sapé à chaque occasion par les hommes de la pièce ainsi que par les spectateurs. À première vue, les rimes d’Ophélie sont facilement rejetées comme étant les divagations d’une fille folle ; ceci est souvent renforcé par les traditions scéniques qui consistent à faire agir Ophélie de façon sauvage ou à la déshabiller, faisant d’elle une autre  » hystérique féminine.  » Parmi ces traditions, on trouve des productions qui présentent une « Ophélie folle » aux euphémismes sauvages (ce qui renvoie à une lecture libertine de son personnage) ou une Ophélie erratique et sanglotante, trop submergée par l’émotion pour prendre part à la réflexion. Alors que l’Ophélie dévergondée est représentée sur scène par des sous-entendus, son homologue jeune fille est infantilisée et embellie, comme le montre très clairement Laertes lui-même avec ces mots :  » Thought and affliction, passion, hell itself, / She turns to favor and to prettiness  » (IV.V.92). Laertes, et de nombreux spectateurs, utilisent la féminité de la folie d’Ophélie et la transforment en quelque chose de tragiquement beau mais finalement dénué de sens, la transformant en  » un objet esthétique sur lequel il peut rester aveugle à son tourment personnel  » (Dane 407). Si les actions d’Ophélie sont considérées comme insignifiantes, ses paroles sont interprétées comme encore plus vides. Ophélie s’élève enfin contre ceux qui l’ont utilisée pour leur propre profit, mais son auditoire « bâcle les mots pour les adapter à ses propres pensées » (IV.V.86) et, une fois de plus, « sert ses propres fins émotionnelles et politiques » (Dane 419). Laertes et Claudius utilisent tous deux sa folie pour soutenir leur complot contre Hamlet, qui, s’il avait réussi, aurait permis à Claudius de rester au pouvoir et donné à Laertes un statut élevé à la cour, peut-être celui de son défunt père. Ainsi interprétée et revendiquée par Laertes et Claudius, ainsi que par les spectateurs de la pièce, la folie d’Ophélie est doublement éloignée de la jeune fille elle-même, son sens retiré à la fois de l’action et de la parole.

La mort d’Ophélie est de même éloignée de son personnage, à qui tout le monde donne un sens sauf Ophélie elle-même. Cela se produit d’abord lorsque Gertrude relaie la nouvelle de la noyade d’Ophélie dans des vers embellis, en se concentrant sur l’imagerie sereine du  » saule qui pousse en biais d’un ruisseau  » (IV.VII.100) et de la façon  » sirène  » (IV.VII.100) dont Ophélie s’est allongée dans l’eau avant de se noyer. Ce portrait esthétique d’Ophélie, qui fait de sa mort un exemple de beauté sans substance, est la représentation dominante de sa mort. Les artistes qui capturent les derniers instants d’Ophélie en peinture ou en photographie montrent la jeune fille flottant parmi les mauvaises herbes, sa robe blanche flottante enroulée autour de son corps et rendue transparente par l’eau, dans une représentation érotique morbide de la mort féminine. L’érotisme courant dans les représentations de la mort d’Ophélie juxtapose son identité de jeune fille et son identité sexuelle : le blanc virginal de sa robe combiné à la sensualité de son corps vu à travers la robe transparente. Cette Ophélie, « esthétisée… enveloppée dans… la ‘guirlande fantastique’ de l’imagination masculine » (Romanska 486) n’est rien de plus qu’un objet, « la peinture d’un chagrin, / un visage sans cœur » (IV.VII.98). Envelopper la mort aquatique d’Ophélie dans la métaphore et la beauté obscurcit la capacité des spectateurs à la voir pour la sombre tragédie qu’elle est.

Les éléments les plus puissants à la fois de la beauté et de la métaphore dans la mort d’Ophélie sont les fleurs qu’Ophélie porte lorsqu’elle se noie. Interprétées comme des objets esthétiques augmentant la beauté de la scène tout en enlevant du sens, en réalité les fleurs sont particulièrement lourdes de nuances. Ophélie se pare d’un arrangement particulier de fleurs qui reflète presque parfaitement son rôle dans la pièce et la façon dont il lui est volé. Les fleurs de corbeau symbolisent l’enfance, tandis que les marguerites symbolisent à la fois l’amour malheureux et l’innocence ou la pureté ; ensemble, ces fleurs représentent le côté jeune fille d’Ophélie, qui n’est guère plus qu’une enfant ignorant les règles du monde et finalement rendue folle par le mal d’amour. À l’inverse, elle orne ses guirlandes de longues pourpres, un sous-entendu botanique que Gertrude suppose qu’Ophélie ignorait, bien qu’il soit peu probable qu’une jeune fille maîtrisant à ce point le langage des fleurs ignore la signification des orchidées. C’est l’Ophélie vierge qui revendique la sexualité qui lui a été refusée par son père, ou la prostituée qui se déshonore. La dernière fleur, l’ortie, représente la cruauté – toute la manipulation et l’abus qu’Ophélie subit ainsi que l’injustice et le mal qu’on lui fait en la jugeant et en l’ignorant. Voilà la détresse d’Ophélie résumée en une poignée de pétales. Mais les bouquets éloquents connaissent la même fin ultime qu’Ophélie, transformés en objets esthétiques dont la signification n’est pas pertinente. Ils deviennent simplement une autre partie de sa belle mort.

La beauté de la mort d’Ophélie déplace et éclipse finalement toute conséquence qu’elle aurait pu avoir. Les spectateurs acceptent l’explication douteuse de Gertrude sur la mort d’Ophélie sans trop se soucier des véritables raisons de son décès ;  » le ‘cadavre embelli et la mort embellie ont remplacé l’explication de la mort elle-même  » (Romanska 497). La mort d’Ophélie est acceptée soit comme un accident, ce qui supprime le peu de pouvoir d’action dont fait preuve Ophélie, soit comme un suicide qui n’est jamais exploré mais qui est facilement rejeté comme irrationnel. Dans les deux cas, Ophélie est considérée comme « incapable de sa propre détresse » (IV.V.100) plutôt que comme faisant un choix autonome. Cette éradication de son autonomie commence juste avant la scène du « couvent », pendant le soliloque d’Hamlet « to be or not to be ». La pièce elle-même ne contient aucune indication scénique pour retirer Ophélie de la scène, bien qu’elle doive traditionnellement sortir pendant la durée du discours et revenir à la fin, permettant à Hamlet de s’exprimer seul, comme si Ophélie était indigne d’entendre ou incapable de comprendre le soliloque. Ce simple changement de mise en scène a un impact considérable sur le sens de la pièce et sur le rôle d’Ophélie. L’Ophélie qui reste sur scène est la confidente d’Hamlet, écoutant ses paroles et contemplant sa propre existence à ses côtés – une contemplation qui la mènera finalement à son propre choix de « ne pas être ». L’Ophélie qui se retire dans les coulisses « n’est que le symbole et l’image de la détresse de l’homme, mais « incapable » de ressentir elle-même cette détresse » (Romanska 500), une jeune fille enfantine utilisée comme faire-valoir et symbole de la crise existentielle d’Hamlet, mais incapable d’en comprendre l’ampleur. Sa jumelle, plus licencieuse, ne mérite pas d’entendre la confession profonde d’Hamlet. Permettre à Ophélie d’entendre et de considérer le soliloque du « to be », c’est la libérer de la double perception de la féminité qui contraint tant son personnage et lui permettre d’arriver plus pleinement à un « soi » authentique. L’Ophélie qui se suicide à l’Acte IV est une Ophélie qui « s’est débattue dans son propre monologue existentiel, a émergé pour faire son premier choix autonome… que pour être authentiquement « être », elle doit choisir « ne pas être » » (Dane 423). (Dane 423). Pour Ophélie, le suicide est un moyen d’échapper à un monde qui ne lui permet ni de s’exprimer, ni d’être autonome, ni d’être elle-même ; en se tuant, elle se revendique comme sienne. Dans une ironie finale, ce premier choix pleinement autonome est utilisé pour faire avancer les intrigues d’Hamlet et de Laertes, et n’est absolument pas reconnu par les critiques.

La folie d’analyser le personnage d’Ophélie est de tenter de la mouler dans l’une des deux seules options disponibles pour les personnages féminins, alors que, comme tout personnage féminin, elle est plus que simplement une vierge ou une méchante. La lire comme une pécheresse ou une sainte sans reconnaître la véritable fille qui se cache derrière ces interprétations revient à l’effacer de la pièce ou à la placer fermement dans l’ombre des personnages masculins qui l’entourent. En classant Ophélie dans l’une de ces deux catégories, les spectateurs prédéterminent leur analyse de ses actions, lui refusant la possibilité de définir elle-même ses actions. Ce faisant, les spectateurs suppriment la conscience qui nous rend humains, perpétuant la perception d’Ophélie comme un objet plutôt que comme une personne.

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