La taille du cerveau
4.05.3.1 La taille du cerveau et les fossiles humains
La taille du cerveau représente une question dominante en paléoneurologie, suggérant des changements importants dans notre espèce et notre lignée associés à la régulation ontogénétique des schémas morphogénétiques du cerveau et de la boîte crânienne (Leigh, 2012 ; Zollikofer, 2012 ; Hublin et al., 2015 ; Neubauer, 2015). Au-delà des questions cognitives, la taille du cerveau est aussi directement impliquée dans un réseau complexe d’effets allométriques qui influencent l’architecture du pliage et le câblage neuronal, l’énergétique et le métabolisme, l’écologie et la structure sociale (Hofman, 2014 ; Isler et Van Schaik, 2014). Les humains modernes ont une taille de cerveau plus ou moins trois fois supérieure à celle attendue pour un primate de notre même taille corporelle, et ce fait n’est pas passé inaperçu, faisant de la taille du cerveau un sujet majeur de l’évolution humaine. Après la reconstruction du crâne et de l’endocrâne, il est relativement facile de calculer la capacité crânienne, traditionnellement par déplacement d’eau (à partir du moule) ou par remplissage de la cavité endocrânienne avec des graines (à partir du crâne). En outre, l’analyse des similitudes et des différences peut être facilement calculée par des techniques standard univariées et bivariées. La taille du cerveau est donc à la fois un sujet très pertinent, facile à calculer et à analyser. C’est probablement la raison pour laquelle cette question a été si dominante pendant un siècle entier de paléoneurologie. Malgré cela, peu d’accords ont été atteints sur la dynamique associée à l’évolution de la taille du cerveau, et le sujet a généré plus de débats que de solutions.
Suivant une perspective traditionnelle (malheureusement encore dominante dans de nombreux contextes professionnels et de diffusion), l’évolution a longtemps été interprétée comme linéaire, graduelle et progressive. La scala naturae exigeait une amélioration progressive des créatures incomplètes aux créatures réussies, avec les humains vivants au sommet. Avec ce schéma en tête, nous, paléoanthropologues, avons commencé à récupérer des crânes avec différents volumes cérébraux éparpillés dans les archives fossiles et, poussés par un schéma prédéterminé, nous avons aligné toutes ces figures sur un même chemin linéaire, culminant avec Homo sapiens. Nous avons ensuite essayé d’appliquer différents modèles mathématiques pour expliquer la règle numérique à l’origine de ce changement, mais les résultats n’ont pas été concluants. Une des principales limites était d’ordre statistique : compte tenu du peu de fossiles disponibles, provenant de trois continents et de 5 millions d’années, de nombreux types de courbes différentes peuvent raisonnablement s’adapter pour expliquer cette distribution. Toutefois, la principale limite était d’ordre conceptuel, car elle supposait que tous ces « points » (c’est-à-dire les espèces) se situaient le long de la même courbe. Depuis la fin des années 1970, cependant, de nombreux paléoanthropologues soupçonnent que les choses se sont passées différemment. Il est probable que les différentes espèces ont connu des processus indépendants d’augmentation de la taille du cerveau, et pas toujours par étapes graduelles ou continues. Cette perspective nécessite deux corrections principales de notre approche : nous devons analyser des processus distincts, et ces processus ne doivent pas nécessairement reposer sur les mêmes mécanismes.
En termes de méthodes, il existe une différence pertinente entre la taille du cerveau et le volume endocrânien. La cavité endocrânienne abrite le cerveau, mais aussi son système vasculaire, sa protection conjonctive (les méninges), et le liquide céphalo-rachidien. En règle générale, environ 10% de la cavité endocrânienne peut être occupée par des tissus non cérébraux. Il faut donc appliquer certaines corrections pour convertir le volume endocrânien en taille du cerveau. Ces corrections sont nécessairement calculées en fonction des données disponibles chez l’homme moderne, et peuvent donc être biaisées par d’éventuelles différences spécifiques à l’espèce. Une autre correction doit être appliquée si une conversion du volume cérébral en poids cérébral est nécessaire. Néanmoins, le problème de la définition du « volume cérébral » est intrinsèque à la nature anatomique du cerveau lui-même. Ce que nous appelons cerveau n’a en fait aucune forme spécifique car, en tant que tissu mou, sa géométrie et ses propriétés spatiales dépendent des forces et des éléments de soutien. Le volume cérébral lui-même, entendu comme l’espace occupé par le cerveau, est le résultat de la pression hydrostatique exercée par le sang et le liquide céphalo-rachidien. Par conséquent, ce que nous appelons volume cérébral est nécessairement un « indice d’occupation spatiale », et non une propriété biologique réelle de la masse neurale. Le volume endocrânien est une approximation du volume cérébral, qui à son tour est une approximation du volume du tissu neural, qui à son tour est supposé être le véritable chiffre intéressant que nous essayons de quantifier. Néanmoins, un cerveau est probablement plus qu’un tas de neurones, et une telle insistance pour obtenir une estimation volumétrique approximative peut être improductive. Une distinction entre le volume endocrânien et le volume cérébral peut être utile, mais seulement en tenant compte de cette limite de la définition.
Les approches multivariées actuelles fournissent des outils qui améliorent l’estimation des spécimens complets et incomplets, générant une gamme de valeurs compatibles avec l’incertitude anatomique associée aux fossiles (Zhang et al., 2016). Les spécimens fossiles sont généralement incomplets, et leur reconstruction peut être influencée par une décision individuelle. Traditionnellement, la capacité crânienne était estimée suite à une reconstruction spécifique et un résultat volumétrique final. Les outils numériques permettent des reconstructions multiples basées sur des modèles alternatifs ou des procédures itératives, donnant une gamme de valeurs au lieu d’un seul chiffre (Neubauer et al., 2012). Cette approche statistique est certainement plus adéquate, en mettant entre parenthèses la valeur en fonction de la confiance des informations anatomiques disponibles. Une telle perspective quantitative de l’incertitude anatomique en paléontologie a probablement représenté l’une des avancées majeures de ce domaine.
Des techniques comme l’analyse en composantes principales peuvent fournir des vecteurs allométriques capables d’isoler les signaux liés à la taille de la variation aléatoire individuelle d’un échantillon de référence (Wu et Bruner, 2016). En général, la première composante multivariée d’un ensemble de données morphométriques est un vecteur de taille ou un vecteur lié à la taille. Par conséquent, elle est capable de fournir une combinaison multivariée des variables disponibles qui optimise l’information sur la taille, en excluant les autres sources de variabilité. Dans ce cas également, les résidus observés associés à l’échantillon de référence peuvent fournir une estimation de l’incertitude, donnant une gamme de valeurs et un indice de la qualité du modèle.
Avec cela en tête, le volume du cerveau peut être estimé dans les fossiles, et les paramètres statistiques comparés au sein de différents groupes humains. Bien sûr, ces estimations concernent le volume cérébral dans son ensemble, mais elles ne fournissent aucune information sur les éléments du volume qui sont impliqués dans les changements évolutifs observés. Les proportions du cerveau (lobes et circonvolutions) mises à part, les changements évolutifs du volume cérébral sont généralement attribués au nombre de neurones. Certes, il n’y a aucune raison de supposer que cela est toujours vrai. Les changements de volume peuvent aussi être dus aux connexions (axones et dendrites), aux éléments vasculaires ou conjonctifs, ou aux cellules de soutien (glie).
De nombreux efforts ont été déployés pour calculer, avec la meilleure approximation, la capacité crânienne de nombreux spécimens fossiles complets ou incomplets. Grâce à cet engagement permanent, nous disposons actuellement d’estimations stables et fiables du volume endocrânien de nombreux spécimens et taxons humains (Grimaud-Hervé, 1997 ; Holloway et al., 2004). Les australopithèques avaient une capacité crânienne moyenne comparable à celle des grands singes vivants, entre 300 et 500 cm3. Le genre Paranthropus affiche des valeurs plus importantes que le genre Australopithecus, ce qui peut suggérer un processus d’encéphalisation. Néanmoins, l’échantillon disponible est petit, et toute conclusion doit être interprétée comme provisoire. Les plus anciens groupes pouvant appartenir au genre humain (Homo habilis) ont une taille moyenne de 600 cc, et les plus anciens spécimens présentant des caractères humains complets (Homo ergaster) approchent les 800 cc. L’Homo erectus asiatique et africain avait un volume endocrânien moyen d’environ 1000 cc, et l’Homo heidelbergensis affichait une valeur plus importante d’environ 1200 cc. L’homme moderne et l’homme de Néandertal présentent une capacité crânienne moyenne d’environ 1400-1500 cc, un chiffre qui est probablement un peu plus élevé pour ce dernier groupe. Les humains modernes ont atteint leur volume endocrânien maximal peu après leur origine phylogénétique, il y a environ 100-150 mille ans (ka). En revanche, à la même époque, les premiers Néandertaliens avaient une capacité crânienne plus faible, comparable à celle de H. heidelbergensis, et ont atteint des valeurs plus importantes beaucoup plus tard, seulement vers 60-50 ka (Bruner et Manzi, 2008 ; Bruner, 2014). Cette séquence fait que la vision iconographique traditionnelle d’une augmentation linéaire de la taille du cerveau concluant à l’homme moderne n’est tout simplement pas en accord avec les preuves fossiles : Les Néandertaliens auraient pu évoluer vers une grande capacité crânienne après les humains modernes.
Les estimations des moyennes et des fourchettes spécifiques à chaque espèce peuvent varier en fonction des échantillons de fossiles utilisés pour leur calcul. De nombreux groupes ne sont représentés que par quelques spécimens, et les résultats statistiques sont donc sensibles à l’inclusion/exclusion de quelques individus uniques. L’augmentation de la taille du cerveau chez les humains modernes, les Néandertaliens, H. ergaster et H. heidelbergensis, a été interprétée comme un véritable processus d’encéphalisation, à savoir une augmentation de la taille du cerveau qui ne dépendait pas de l’augmentation de la taille du corps (Holloway, 1995 ; Tobias, 1995 ; Rightmire, 2004). A l’inverse, l’augmentation de la taille du cerveau chez H. erectus est probablement une conséquence secondaire d’une augmentation généralisée de la taille du corps.
Les statistiques à l’échelle du groupe sont précieuses et nécessaires pour développer et tester des hypothèses concernant les changements évolutifs du cerveau. En revanche, les valeurs individuelles associées à des spécimens spécifiques sont moins informatives, en raison de la grande variation de ce trait. Si l’on prend en considération le rapport entre l’étendue et la valeur moyenne (De Sousa et Cunha, 2012), H. sapiens et H. erectus présentent la plus grande variation de la taille du cerveau (54 %), suivis de H. heidelbergensis (46 %) et des Néandertaliens (40 %) (Fig. 8). Ces estimations peuvent être biaisées par la taille limitée des échantillons et par les décisions concernant l’affectation et l’inclusion des groupes et des spécimens. Néanmoins, elles mettent en évidence une variabilité notable dans tous les taxons. Chez notre espèce, pour laquelle il n’y a aucune incertitude taxonomique ou statistique, les différences de capacité crânienne peuvent varier de plus de 1000 cc, et la variation normale s’étend entre 900 et 2000 cc (Holloway et al., 2004). Des plages intraspécifiques aussi importantes incitent à la prudence lorsqu’on discute de la capacité crânienne de spécimens fossiles uniques, ou de petits échantillons de fossiles.