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Sophie, Istanbul

Isidore de Milet et Anthemius de Tralles (architectes), Sainte-Sophie, Istanbul, 532-37

Constantin le Grand présente la ville (Constantinople) et Justinien le Grand présente Sainte-Sophie à la Vierge, mosaïque, probablement du Xe siècle, entrée sud-ouest, Sainte-Sophie (photo : Steven Zucker, CC BY-NC-SA 2.0)

Un symbole de Byzance

La grande église de la capitale byzantine Constantinople (Istanbul) a pris sa forme structurelle actuelle sous la direction de l’empereur Justinien Ier. L’église a été consacrée en 537, au milieu d’une grande cérémonie et de la fierté de l’empereur (dont on dit parfois qu’il a vu l’édifice achevé en rêve). Les audacieuses prouesses d’ingénierie de l’édifice sont bien connues. De nombreux voyageurs médiévaux font l’éloge de la taille et de l’embellissement de l’église. Les récits de miracles associés à l’église abondent. Sainte-Sophie est le symbole de Byzance de la même manière que le Parthénon incarne la Grèce classique ou que la Tour Eiffel typifie Paris.

Chacune de ces structures exprime des valeurs et des croyances : des proportions parfaites, une confiance industrielle, une spiritualité unique. Par l’impression générale et l’attention portée aux détails, les bâtisseurs de Sainte-Sophie ont laissé au monde un bâtiment mystique. Le tissu de l’édifice nie qu’il puisse se tenir par sa seule construction. L’être de Sainte-Sophie semble réclamer une explication de l’autre monde pour expliquer pourquoi il est debout, car une grande partie du bâtiment semble dématérialisée, une impression qui devait être très réelle dans la perception des fidèles médiévaux. Cette dématérialisation peut être observée dans un détail aussi minime qu’un chapiteau de colonne ou dans la caractéristique dominante du bâtiment, son dôme.

Débutons par un regard sur un chapiteau de colonne

Capiteau de panier, Sainte-Sophie (photo : William Allen, CC BY-NC-SA 2.0)

Le chapiteau est un dérivé de l’ordre ionique classique via les variations du chapiteau composite romain et l’invention byzantine. Des volutes rétrécies apparaissent aux angles ; des détails décoratifs parcourent le circuit des régions inférieures du chapiteau. Le chapiteau de la colonne fait un travail important, assurant la transition entre ce qu’il supporte et la colonne ronde située en dessous. Ce que nous voyons ici est une décoration qui fait paraître le chapiteau léger, voire insubstantiel. L’ensemble apparaît davantage comme un travail en filigrane que comme une pierre robuste capable de supporter un poids énorme jusqu’à la colonne.

Comparons le chapiteau de Sainte-Sophie avec un chapiteau ionique grec classique, celui-ci provenant de l’Erechtheum grec de l’Acropole, à Athènes. Le chapiteau est abondamment décoré mais le traitement ne diminue pas le travail effectué par le chapiteau. Les lignes entre les deux spirales s’inclinent, suggérant le poids porté, tandis que les spirales semblent montrer une énergie refoulée qui pousse le chapiteau vers le haut pour rencontrer l’entablement, le poids qu’il porte. Le chapiteau est un élément de travail et sa conception exprime le travail d’une manière élégante.

La relation entre les deux est similaire à l’évolution de l’antique vers le médiéval vue dans les mosaïques de San Vitale. Un fragment de chapiteau sur le terrain de Sainte-Sophie illustre la technique de sculpture. La pierre est profondément percée, créant des ombres derrière le décor végétal. La surface du chapiteau semble mince. Le chapiteau contredit sa tâche plutôt que de l’exprimer.

Deep Carving of Capital Fragment, Hagia Sophia (photo : William Allen, CC BY-NC-SA 2.0)

Cette sculpture profonde apparaît partout dans les chapiteaux, les écoinçons et les entablements de Sainte-Sophie. Partout où nous regardons, la pierre nie visuellement sa capacité à faire le travail qu’elle doit faire. Le point important est que la décoration suggère que quelque chose d’autre qu’une technique de construction saine doit être à l’œuvre pour faire tenir le bâtiment.

Un dôme d’or suspendu au ciel

Nous savons que les fidèles attribuaient le succès structurel de Sainte-Sophie à une intervention divine. Rien n’est plus illustratif de cette attitude que les descriptions du dôme de Sainte-Sophie. Procope, biographe de l’empereur Justinien et auteur d’un livre sur les bâtiments de Justinien est le premier à affirmer que le dôme a plané au-dessus de l’édifice par intervention divine.

« …l’énorme dôme sphérique la structure exceptionnellement belle. Pourtant, elle semble ne pas reposer sur une maçonnerie solide, mais couvrir l’espace de sa coupole dorée suspendue au Ciel. » (extrait de « The Buildings » de Procope, Loeb Classical Library, 1940, en ligne sur le projet Penelope de l’Université de Chicago)

La description est devenue une partie du lore de la grande église et est répétée encore et encore au cours des siècles. Un regard sur la base du dôme permet d’expliquer les descriptions.

Dôme de Sainte-Sophie, demi-dôme et chérubins dans le pendentif (photo : Steven Zucker, CC BY-NC-SA 2.0)

Les fenêtres au bas du dôme sont très rapprochées, affirmant visuellement que la base du dôme est insubstantielle et touche à peine le bâtiment lui-même. Les planificateurs du bâtiment ont fait plus que serrer les fenêtres les unes contre les autres, ils ont également tapissé les montants ou les côtés des fenêtres de mosaïque d’or. Lorsque la lumière frappe l’or, elle rebondit autour des ouvertures et ronge la structure et laisse place à l’imagination pour voir un dôme flottant.

Fenêtres à la base du dôme, Sainte-Sophie (photo : William Allen, CC BY-NC-SA 2.0)

Il serait difficile de ne pas accepter le tissu comme consciemment construit pour présenter un bâtiment dématérialisé par l’attente constructive commune. La perception l’emporte sur l’explication clinique. Pour les fidèles de Constantinople et ses visiteurs, le bâtiment a eu recours à une intervention divine pour réaliser ce qui, autrement, aurait semblé impossible. La perception fournit sa propre explication : le dôme est suspendu au ciel par une chaîne invisible.

Le conseil d’un ange ?

Une vieille histoire sur Sainte-Sophie, une histoire qui nous parvient en plusieurs versions, est une explication pointue du miracle de l’église. Voici l’histoire : Un jeune se trouvait parmi les artisans chargés de la construction. Se rendant compte d’un problème dans la poursuite des travaux, l’équipe a quitté l’église pour chercher de l’aide (certaines versions disent qu’ils ont cherché de l’aide auprès du palais impérial). Le jeune homme était chargé de garder les outils pendant l’absence des ouvriers. Un personnage est apparu à l’intérieur du bâtiment et a indiqué au garçon la solution au problème et lui a dit d’aller voir les ouvriers avec la solution. Rassurant le garçon que lui, le personnage, resterait pour garder les outils jusqu’à son retour, le garçon est parti. La solution apportée par le garçon était si ingénieuse que les personnes réunies pour résoudre le problème ont réalisé que le personnage mystérieux n’était pas un homme ordinaire mais une présence divine, probablement un ange. Le garçon a été renvoyé et n’a jamais été autorisé à revenir dans la capitale. Ainsi, la présence divine a dû rester à l’intérieur de la grande église en vertu de sa promesse et il est probable qu’elle y est toujours. Tout doute sur la solidité de Sainte-Sophie pourrait difficilement tenir face au fait qu’un gardien divin veille sur l’église.*

Dommages et réparations

Sophie est assise à cheval sur une faille sismique. L’édifice a été gravement endommagé par trois tremblements de terre au début de son histoire. D’importantes réparations ont été nécessaires. Malgré les réparations, on suppose que la ville a vu la survie de l’église, au milieu des décombres de la ville, comme une autre indication de la tutelle divine de l’église.

Des réparations et des restaurations extensives sont en cours dans la période moderne. Nous sommes probablement fiers de la capacité de l’ingénierie moderne à compenser l’audace de la technique de construction du 6e siècle. Les deux âges ont leurs systèmes de croyance et nous sommes naturellement certains de la justesse de notre approche moderne de l’entretien de ce grand monument. Mais nous devons aussi savoir que nous serions moins bons si nous ne contemplions pas avec une certaine admiration le système de croyances structurelles de l’âge byzantin.

*Helen C. Evans, Ph.D., « Byzantium Revisited : The Mosaics of Hagia Sophia in the Twentieth Century », Fourth Annual Pallas Lecture (Université du Michigan, 2006).

Schéma historique : Isidore et Anthemius ont remplacé l’église originale du IVe siècle commandée par l’empereur Constantin et une structure du Ve siècle détruite lors de la révolte de Nika en 532. L’actuelle Sainte-Sophie ou l’église de la Sainte-Sagesse est devenue une mosquée en 1453 après la conquête de Constantinople par les Ottomans du sultan Mehmed II. En 1934, Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, a transformé la mosquée en musée.

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